COMPLÉMENT À LA LETTRE D’INFORMATION N°9 – JUIN 2025     

Entretien avec frère Jean-Christophe

Au terme de son mandat de prieur général,
notre équipe a questionné frère Jean-Christophe

  • Qu’est-ce que le travail d’un prieur général ?

Frère Jean-Christophe : D’abord, c’est mettre sa foi dans le Seigneur. Je me dis souvent : « ce n’est pas mon œuvre, Seigneur, c’est ton œuvre ». Prier est l’exigence première. Ensuite, c’est être frère avec ses frères, marcher avec eux, chercher ensemble. Être au service de la communion.

Très concrètement, cela veut dire visiter les fraternités chaque année, rencontrer les frères, individuellement et ensemble en chapitre, discerner avec chacun ce qui est bon pour lui, et avec la fraternité ce qui est bon pour le corps communautaire. Il m’arrive parfois d’engager un discernement avec un frère pour un parcours de formation ou pour un changement de fraternité, mais aussi d’affermir ceux qui se découragent.

Il me revient donc de donner un cap, une vision d’avenir, d’apporter un regard nouveau à la fraternité. Le travail consiste aussi à favoriser la coresponsabilité. Une tâche importante du prieur général est l’accompagnement des prieurs locaux dans leur mission par la formation, l’écoute, les conseils.

Enfin, je ne suis pas seul. Le travail principal se vit en équipe avec le conseil de l’institut. Depuis le début de la réforme, j’ai demandé à mon conseil un engagement beaucoup plus important qu’auparavant, avec des réunions hebdomadaires, voire plus fréquentes.

Le travail de gestion est par ailleurs chronophage : veiller à l’équilibre économique, suivre les dossiers des structures financières, juridiques, canoniques, s’entourer de personnes compétentes. Comme interlocuteur officiel qui représente l’institut, je suis régulièrement en dialogue avec la prieure générale des sœurs, les évêques des diocèses où nous sommes implantés, les instances ecclésiales et civiles, le Dicastère à Rome, la CORREF… Bref, c’est une mission à la fois spirituelle, fraternelle, organisationnelle… et bien remplie !

  • Quels sont les joies que tu as vécues au cours de tes deux mandats ? Et puis aussi, peut-être le plus difficile ou le plus douloureux que tu voudrais partager.

Frère Jean-Christophe : Ma plus grande joie, vraiment, c’est l’esprit de fraternité. Ce n’est pas lié à un événement en particulier, c’est plus profond que ça. C’est un climat, une manière d’être ensemble entre frères, quelque chose qui habite notre vie communautaire. Et puis, le travail avec les frères, avec mon conseil, c’est aussi une vraie joie. C’est stimulant, cela permet d’aller toujours plus loin que ce qu’on aurait fait tout seul.

Les engagements des frères par la profession monastique ont toujours été des moments très forts, très beaux. C’est vrai qu’il n’y en a pas eu récemment, donc cette joie-là s’est un peu estompée, mais chaque engagement reste une grande joie à vivre.

Et puis une joie profonde, toute récente : c’est le vote de notre propos fondamental l’été dernier durant l’assemblée des frères. Ça a été un moment fort, parce que tous les frères l’ont approuvé, et on sentait que chacun y avait vraiment mis du sien. Il y a eu un vrai travail personnel et communautaire, et ça donne sens à notre vocation. Pour moi, c’est une vraie force pour l’avenir.

Pour ce qui est des difficultés… Ce n’est pas facile d’en parler, peut-être parce que je n’ai pas encore assez de recul. Mais je dirais que les moments les plus durs, ce sont les deuils à vivre. Notamment la fermeture de trois maisons pendant ces quatorze années : la Trinité-des-Monts, Bruxelles, Cologne. Et aussi la mise entre parenthèses du noviciat depuis deux ans. Il y a aussi le départ d’un certain nombre de frères.

Mais je crois que ce qui est le plus difficile, au fond, c’est l’accompagnement humain. Trouver la justesse dans la relation, essayer d’être juste envers chacun, ce n’est pas évident. Et chercher cette justesse, ça veut dire aussi accepter de se remettre en question, reconnaître quand on s’est trompé. C’est parfois douloureux… mais en même temps, c’est ça qui nous fait grandir.

  • Justement, le départ des frères est un sujet qui a été quelquefois critiqué à l’extérieur comme pouvant être douloureux ou moyennement accompagné. Quelles sont les mesures qui sont prises aujourd’hui si un frère veut partir ?

Frère Jean-Christophe : Ces dernières années, plusieurs accompagnements à différents niveaux sont proposés à un frère qui souhaite quitter l’institut : en plus de son accompagnement spirituel, extérieur à la communauté, et de l’accompagnement vocationnel par son prieur local, s’ajoute un accompagnement fraternel par un frère proposé par le prieur général. C’est-à-dire qu’il n’a pas tout de suite en vis-à-vis le prieur général, mais un frère en qui il a confiance est là pour l’aider dans ce passage.

Bien sûr, c’est le frère lui-même qui est responsable de sa propre vie et de son avenir, donc c’est lui qui le construit ; mais avec ce frère, il pourra réfléchir comment retrouver son autonomie, bâtir un budget prévisionnel, évaluer par exemple le besoin d’une formation, ou encore comment apaiser certaines blessures, des choses qui ont pu être mal vécues en communauté.

Parfois, on fait appel à des personnes extérieures : un médiateur, un juriste, pour aider à clarifier ce dont le frère a besoin. Il arrive aussi qu’on propose une médiation, quand il y a une demande de reconnaissance d’un préjudice ou quand il faut éclaircir les droits et les devoirs des uns et des autres. Tout cela ne veut pas dire que c’est simple. Toute rupture est humainement difficile à vivre. Retrouver la paix après un tel changement de vie significatif prend du temps. 

  • Peux-tu dire aussi quelle différence il y a eu entre les deux mandats que tu as vécus ?

Frère Jean-Christophe : Oui, il y a eu une vraie différence entre les deux mandats. J’ai une image qui m’a marqué, qu’un hôte de passage chez nous à Paris m’avait partagée vers 2014. Il m’avait dit : « J’ai l’impression que vous êtes comme un avion qui a perdu le moteur. » Et je trouve que c’est très parlant.

Pendant mon premier mandat, on était encore dans l’élan donné par le fondateur. Il n’était plus là, mais on volait encore, porté par l’élan qu’il avait imprimé. On avançait, on essayait d’impulser un autre style de gouvernance – plus de dialogue, des manières de faire qui évoluaient – mais au fond, on ne remettait pas en cause nos critères de réussite. On se disait : « Il y a du monde à la liturgie, il y a des vocations, donc tout va bien. » Mais en réalité, ces critères étaient trompeurs. On ne voyait pas qu’on avançait sans moteur.

Et puis, pendant le deuxième mandat, tout a basculé. Il y a eu des révélations, médiatisées, sur des dysfonctionnements graves, des dérives. Et là, c’était comme si l’avion avait pris du plomb dans l’aile, et qu’il perdait brutalement de l’altitude.

À ce moment-là, mon rôle a changé : je suis devenu un passeur. Un passeur entre l’extérieur et l’intérieur de la communauté. D’un côté, j’écoutais des anciens membres, je recevais des témoignages, parfois très difficiles à entendre. Je prenais conscience de certaines erreurs, avec l’aide de mon conseil, de personnes compétentes comme des psychothérapeutes ou les assistants apostoliques qui nous ont rejoints ensuite. Il fallait pouvoir nommer les choses sans les minimiser, dire à quelqu’un : « Non, ce que tu as vécu n’est pas admissible. »

Et ensuite, il fallait faire le travail en interne. Dire aux frères : « Vous savez, il y a des choses qui ne vont pas. On a commis des erreurs. On a dysfonctionné. » C’est ça, être passeur : porter ces deux voix, et tenir ensemble cette frontière entre le dedans et le dehors.

Mais être passeur, ce n’est pas juste faire le lien, c’est aussi tracer un chemin. Pour aller vers quoi ? Vers une transformation. Corriger ce qui peut l’être, réparer si possible, et surtout : changer de culture. Il a fallu affronter les résistances, apprendre à transformer nos peurs en opportunités.

Pendant longtemps, on raisonnait en se disant : « Il y a du monde, donc tout va bien, non ? » Eh bien non. Il a fallu sortir de nos anciens schémas mentaux, de ces réflexes du genre « On a toujours fait comme ça. » Ces repères sont dépassés. On se disait « moines dans le monde », mais en réalité, on était restés moines dans le monde d’avant. Le monde a changé, et nous, on n’avait pas changé avec lui.

Donc oui, mon deuxième mandat, ça a été un mandat de transformation. Et c’est pour ça que ce mot de passeur me parle autant. Voilà, je crois que c’est ça, la grande différence entre les deux mandats.

  • Qu’a représenté pour toi le fait de succéder à un fondateur ?

Frère Jean-Christophe : Je vous livre mes réflexions inspirées de celles de Luigino Bruni, un économiste italien proche des Focolari, qui m’ont beaucoup éclairées pour comprendre ce passage. Je relis notre histoire, avec les clés qu’il donne.

Dans les années 2000, jusqu’à 2010, tout semblait aller très bien. On fondait des fraternités, on avait des postulants, on était bien vus… On aurait pu se dire : « Tout roule ! » Mais c’est justement là qu’il aurait fallu s’arrêter et se dire : « Attention, le moteur s’emballe. » Pour reprendre mon image de l’avion : il continue de voler, mais le moteur est en train de lâcher.

On commence à courir après les résultats, le succès, l’image… et on n’écoute plus vraiment le Seigneur. C’est la fuite en avant. Et on mobilise toutes nos forces pour reproduire ce qui semble marcher. Pour nous, c’était simple : « Saint-Gervais, ça fonctionne, alors on va faire du Saint-Gervais partout. »

Mais ce qu’on n’a pas vu, c’est qu’à force de vouloir reproduire, on a étouffé la créativité des personnes. Chacun a ses talents, ses intuitions, sa singularité… et tout ce potentiel a été canalisé pour entrer dans une forme d’uniformité. On a imposé un modèle unique. Et en faisant ça, sans s’en rendre compte, on a commencé à tuer la communauté.

Alors, quand le fondateur s’est retiré, en 2010, on s’est retrouvés démunis. On n’avait pas cultivé l’autonomie, ni la créativité. Et pire, on les soupçonnait ! Dès que l’un d’entre nous avait une idée nouvelle, on pouvait penser : « Attention, il met en danger le charisme… » Parce qu’on confondait fidélité et répétition.

Avec le recul, je crois qu’un fondateur devrait passer la main quand tout indique… qu’il n’y a aucune raison qu’il passe la main ! C’est le moment où c’est le plus difficile à faire… mais c’est justement là que c’est le plus nécessaire. Sur le moment, bien sûr, moi j’étais un simple frère, je trouvais normal que le fondateur soit à la place où il était. Mais maintenant, je me dis qu’il aurait dû se retirer plus tôt. Quand ça a été le cas, en 2010, on était déjà fatigués, en perte d’élan. Les frères les plus créatifs étaient en train de partir, ou de se décourager, parce qu’ils ne voyaient plus où mettre leurs talents.

Et puis, quand on m’a élu, on ne mesurait pas du tout ce que cela signifiait, succéder à un fondateur. Les frères m’ont simplement dit : « On ne veut pas que tu gouvernes comme lui. » C’est tout. Mais on ne se rendait pas compte que l’avion volait sans moteur. Et donc, logiquement, il a fini par piquer du nez.

On a commencé à fermer des maisons, il y a eu moins de novices, et à partir de 2020, la crise est arrivée. C’est là que les frères ont commencé à chercher les raisons du déclin. Mais jusque-là, on ne voyait pas. Il y avait encore des signes visibles de succès, les fameux signes du monde d’avant.

Et cette crise a été salutaire, parce qu’elle nous a obligés à ouvrir les yeux. On s’est aperçus qu’on vivait dans l’entre-soi, qu’on tournait en rond dans une logique auto-référentielle. Et qu’en réalité, on bridait ce qui faisait vivre le charisme, ce qui l’animait au fond. C’est paradoxal, mais c’est la crise qui nous a réveillés.

  • Une question qui est peut-être un peu plus critique : qu’est-ce qui t’a fait bouger personnellement dans ces années de crise, dans ces années aussi de cheminement avec la CRR ?

Frère Jean-Christophe : Ce qui m’a fait bouger, d’abord, c’est l’écoute. L’écoute de frères qui étaient sortis, mais aussi de quelques anciennes sœurs. Ce sont eux qui sont venus vers moi, qui ont demandé à parler. Et c’est là que quelque chose s’est ouvert. Parce que, quand on est dedans, on ne voit pas. Moi, j’étais dans l’institut, donc partie prenante de tout cela. Et c’est justement le fait d’écouter des personnes à l’extérieur, ou qui avaient pris du recul, qui m’a aidé à voir autrement ce qui se vivait à l’intérieur.

Je comprends que, de l’extérieur, ça ait pu donner l’impression qu’on était dans le déni. Et d’une certaine manière, il y avait une forme de déni… Mais ce n’était pas de la mauvaise volonté. C’est parfois juste qu’on ne voit pas.

Ce qui m’a fait bouger, profondément, c’est donc cette parole que j’ai entendue et que j’ai laissée me travailler. C’est aussi de voir qu’elle avait un impact. J’ai vu que les frères, eux aussi, bougeaient. Je me souviens très bien de ce moment fort, en janvier 2024, quand on a eu une rencontre avec trois membres de la CRR, tous les frères ensemble. Après cette rencontre, un frère m’a dit : « Je suis très en colère. » Et puis, quelques mois plus tard, dans un autre échange informel, ce même frère partageait : « En fait, je me suis rappelé que, quand j’étais jeune, le prêtre dans ma paroisse avait parfois des gestes inappropriés. Et maintenant, je me rends compte que ce n’était pas normal. » Là, j’ai vu que quelque chose s’était passé. Il avait fait un vrai chemin intérieur, et son regard sur la CRR, sur ma démarche avec Anne Mardon, avait complètement changé.

Alors oui, chacun a dû faire son propre chemin. Et moi aussi, j’ai été aidé par des temps de formation. J’ai écouté des psychothérapeutes, j’ai essayé de comprendre : qu’est-ce qu’un traumatisme ?, qu’est-ce qu’un syndrome post-traumatique ?… Comprendre que ça laisse des traces profondes, que ça peut marquer durablement des personnes, et qu’on ne mesure pas toujours ces conséquences.

Je pense aussi à un frère qui est sorti de l’institut il y a vingt ans, à l’époque profès temporaire. Après la reconnaissance que j’ai faite en juin dernier pour Anne Mardon, il m’a demandé : « Est-ce qu’on peut relire ensemble mon histoire ? Parce qu’à l’époque, vous ne m’avez pas aidé à ma sortie. » On l’a fait, vingt ans après. C’était un moment très fort. Il était à la fois très apaisé et très exigeant dans sa parole. Et je crois qu’il y a eu, là, un vrai avant/après. Parce qu’il a senti qu’on lui rendait sa dignité. Il avait besoin de pouvoir dire, clairement : « Ce que j’ai vécu, ce n’était pas juste. » Et qu’on l’entende. Ça fait partie du chemin de réparation. 

  • Et par rapport à ceux, notamment des laïcs, qui te reprochent d’avoir laissé ternir l’image de frère Pierre-Marie par cette reconnaissance ? Aujourd’hui, avec le recul, c’était il y a onze mois, qu’est-ce que tu réponds à cette accusation ? 

Frère Jean-Christophe : Oui, j’ai vécu un vrai conflit de loyauté. À un moment, je me suis vraiment posé cette question : est-ce qu’il faut protéger l’image du fondateur ? Ou est-ce qu’il faut écouter, accueillir la parole de celles et ceux qui ont été blessés, parfois profondément, dans leur passage chez nous ? Et pour moi, c’est là que l’Évangile devait parler. J’ai choisi d’écouter, d’accompagner ces personnes, et d’essayer d’apporter une réponse juste. Parce que c’est ça, vivre l’Évangile.

Je ne pense pas avoir terni l’image du fondateur. Je crois que je l’ai rendue plus humaine. Oui, on a vu ses limites, ses failles, mais ça ne retire rien à la beauté de son intuition, ni à tout ce que j’ai moi-même reçu grâce à lui. Ça fait partie d’une vérité plus complète.

Quand on a lancé l’appel à témoignage en 2019, je savais qu’on prenait un risque. C’était un vrai chemin de crête, pas confortable du tout. Mais au fond, ce chemin, aussi rude soit-il, était profondément humanisant. On ne peut pas avancer en balayant les blessures sous le tapis. C’est à ce prix-là qu’on devient plus vrais. Et à mes yeux, si on vit vraiment l’Évangile, l’image du fondateur, elle en sortira grandie. Peut-être pas tout de suite, pas pour tout le monde, mais à terme, oui. Parce qu’on aura été vrais.

  • Quelle évolution post-Ciase vois-tu pour les communautés nouvelles, notamment les fraternités de Jérusalem ? Et que reste-t-il à entreprendre ? Car la réforme n’est pas encore aboutie. Quels projets restent encore à commencer, à terminer ?

Frère Jean-Christophe : Ce qui me semble fondamental, c’est de continuer ce qu’on a commencé : sortir de l’entre-soi. On revient très vite à des fonctionnements en vase clos. Donc il faut oser des collaborations, et pas seulement à l’intérieur de l’Église. Travailler avec des personnes du monde profane, avec de vraies compétences dans tel ou tel domaine. Demander des regards extérieurs, se faire superviser. Se professionnaliser. Sortir de l’amateurisme. C’est essentiel.

Il y a aussi un enjeu majeur autour de la formation. Se former, pour bien transmettre notre patrimoine spirituel. Parce que c’est en le transmettant qu’on fait vivre le charisme. Mais pour le transmettre de façon juste, il faut comprendre ce qu’on transmet. Sinon, on reproduit à l’identique, on étouffe. On l’a vu, on a parfois annihilé la créativité, alors que justement, il faut aujourd’hui faire confiance aux personnes pour qu’elles puissent réveiller leur propre créativité. C’est ça qui enrichit le charisme : que chacun puisse le recevoir, l’interpréter, et le faire fructifier à sa manière.

Et puis il y a une tentation : celle de refermer le couvercle. De se dire : « c’est bon, on a traversé la crise, maintenant on passe à autre chose ». Non. Il faut rester en éveil. Le monde ancien revient très vite. Ce qui nous fera avancer, c’est d’accepter d’être transformés. De se demander : en quoi ce que nous avons vécu m’a transformé, ou nous a transformés communautairement ? Ce travail-là, il n’est pas fini. Il continue.

Je suis convaincu que ce processus de transformation se poursuivra surtout quand on accueillera de nouveaux candidats. Parce que là, on sera mis à l’épreuve : qu’est-ce qu’on leur transmet ? Comment on les accompagne ? Comment on évolue dans nos manières de faire ? Je le vois déjà : quand des jeunes viennent passer un séjour chez nous, leur regard, leurs attentes, leurs réactions nous obligent à évoluer. Il faut rester dans ce mouvement, pour ne pas retomber dans les dérives d’avant.

Au fond, le but, c’est : plus de vie, plus d’humanité, plus de liberté. Et ne pas oublier l’essentiel : si la vocation religieuse n’est pas humaine, alors il faut arrêter tout de suite. L’Évangile, c’est fait pour rendre plus humain.

Et je crois profondément que ce qu’on va vivre cet été, c’est une étape. Une étape importante, oui. Mais ce n’est qu’une étape. La réforme, elle prendra du temps. C’est une nouvelle génération qui pourra vraiment l’achever. Une génération qui n’a pas été façonnée par nos anciens réflexes, notre « marque de fabrique », et qui pourra aller plus loin. On en a pour vingt ans, je crois. Mais c’est un chemin qui en vaut la peine.

  • Souvent les fondateurs, afin de réussir, sont très directifs. C’était le cas, semble-t-il, de frère Pierre-Marie. Et donc ça donne un certain style de management, si on peut utiliser ce terme, un style de coordination… Comment fait-on pour gommer des habitudes directives ? 

Frère Jean-Christophe : C’est vraiment un travail de fond, qui est mené depuis quatorze ans, et qui a été très progressif. Comme je disais tout à l’heure, on m’a demandé de ne pas gouverner comme le fondateur.

Petit à petit, grâce à la réforme, on a opéré un vrai basculement vers une gouvernance de communion. On a cherché à renforcer la participation de chacun, à favoriser un dialogue plus vivant entre les fraternités locales et le gouvernement général. Le rôle du conseil, par exemple, a beaucoup évolué. Il n’est plus simplement consultatif ou formel : c’est devenu un vrai lieu de discernement et de réflexion.

Et comme on a vu le gouvernement général se renforcer, on a vite senti qu’il fallait trouver des équilibres pour éviter toute forme de centralisation du pouvoir. C’est pour ça qu’on a mis en place des assemblées annuelles, des réunions de prieurs, des échanges réguliers entre le conseil et les fraternités locales… C’est là que notre démarche synodale a vraiment pris corps.

Très concrètement, on a su profiter d’un outil simple hérité de la pandémie : la visioconférence. Ça a permis de faciliter les échanges, de mûrir les décisions ensemble. Un exemple : chaque mois, on a ce qu’on appelle le « Partage Inter-Fraternités ». Chaque fraternité y envoie un représentant – pas forcément le prieur – et c’est un moment précieux pour entendre ce qui se vit sur le terrain et en tenir compte dans les discernements du conseil.

Par ailleurs, plusieurs conseillers ont été mandatés par le prieur général pour accompagner des fraternités locales dans le suivi d’un discernement, les visiter et rendre compte au conseil de leur mission afin d’éclairer ses décisions.

Depuis trois ans, on a aussi volontairement mis moins l’accent sur le rôle du prieur. L’idée, c’était de bien faire comprendre que la réforme ne peut pas venir d’en haut. Si elle reste une affaire de « tête », elle est déjà vouée à l’échec. Ce qu’on voulait, c’était que chaque frère se sente acteur, concerné, embarqué dans la réforme.

La culture interne évolue. On le voit dans la manière dont les chapitres sont désormais conduits. Avant, c’était très solennel, très formel, très « descendant » : le prieur parlait, les autres écoutaient. Aujourd’hui, c’est tout autre chose : le chapitre peut prendre plusieurs formes, il a un ordre du jour, mais ce n’est plus forcément le prieur qui l’anime. Il y a plus d’écoute, plus de liberté de parole.

Un autre exemple très concret : dans les relations entre frères et sœurs. Un chantier a été mené ces trois dernières années sur ce thème. Il a donné naissance à un document, actuellement ad experimentum pendant un an, qu’on a intitulé « Instances de communion ». C’est un document très pratique, qui dit : quand une décision concerne les deux instituts, frères et sœurs, comment on fait ? Qui décide quoi, à quel niveau ? Localement, au niveau général ? Ce document est le fruit d’un long travail de dialogue, de relecture d’expériences, d’ajustements. C’est très concret, et c’est un bon indicateur de la transformation en cours.  

  • Pendant les premières années justement, on ne se rendait pas forcément compte qu’il y avait deux instituts séparés, mais aujourd’hui, comment vois-tu les relations entre les frères et les sœurs ? 

Frère Jean-Christophe : depuis 1996, il y a bien deux instituts distincts. Mais du temps du fondateur, comme il était à l’origine des deux, il portait tout le monde ensemble. En pratique, la distinction entre frères et sœurs n’était pas si marquée : il embarquait les deux instituts dans une même dynamique.

Les choses ont changé à partir du moment où il y a eu une nouvelle prieure générale chez les sœurs, puis un nouveau prieur général chez les frères. Là, on a pris conscience qu’il y avait deux entités réelles, avec des statuts canoniques propres. Il a donc fallu apprendre à vivre cette réalité : préserver l’autonomie de chacun tout en cultivant une véritable fraternité et une collaboration dans ce que nous avons en commun.

Dans le cadre de la réforme, chaque institut avance à son rythme, avec ses propres modalités. Mais nous avons veillé à maintenir une information mutuelle régulière. Cette démarche a permis à la fois de mieux reconnaître les spécificités et les apports de chacun et de mettre en lumière de vraies convergences.

Un signe concret de cette évolution : dans le texte révisé des Constitutions des frères, les sœurs sont mentionnées à plusieurs reprises. C’est une avancée importante dans notre communion. Et surtout, il y aura au moins deux articles communs aux deux Constitutions : l’un sur la liturgie – qui est vraiment au cœur de notre vocation – et l’autre sur la communion entre nos deux instituts, frères et sœurs. 

C’est une étape précieuse, parce que cette question a été longtemps un point de souffrance. On n’avait pas vraiment de modes de fonctionnement clairs. Du temps du fondateur, les décisions étaient centralisées : c’était lui qui tranchait pour les deux instituts. Aujourd’hui, avec deux gouvernements distincts, il faut inventer de nouvelles manières de dialoguer et de décider ensemble. On est encore en phase de rodage, on continue à chercher les bons ajustements. Mais en quinze ans, on a déjà parcouru beaucoup de chemin. 

  • Pour reprendre la question du travail synodal : cela se cherche encore entre les conseils généraux, dis-tu, mais on le voit aussi en pratique pour l’instance de l’équipe communication (qui produit la lettre Discernement & réforme, ndlr) par exemple : c’est une instance nouvelle. S’il y a des divergences, on ne sait pas encore comment bien les nommer ou les résoudre parce que ça n’a encore jamais existé. Mais, et l’exemple de la communication le montre, les frères et les sœurs doivent trouver une solution ensemble. Ce n’est pas évident, parce qu’il y a une temporalité propre à chaque institut. 

Frère Jean-Christophe : Oui, c’est vrai, il faut accepter cette réalité : nous avons chacun notre propre temporalité, un rapport à l’histoire qui n’est pas le même. Et je pense que le travail historique en cours va justement nous aider à mieux comprendre cela, à en prendre conscience ensemble.

Il y a aussi une relation différente à la personne du fondateur. Cela façonne forcément une histoire et une sensibilité différentes. Nous venons de la même famille spirituelle, nous portons le même nom, mais nous avons des vécus propres, et cela demande beaucoup de délicatesse pour être accueilli et compris.

Si, ces dernières années, il y a eu un renforcement de l’autonomie de chaque institut, c’était aussi pour nous permettre de mieux nous retrouver dans une relation ajustée, respectueuse, fondée sur la reconnaissance de l’autre comme un don. Je me souviens que, lors de notre assemblée d’hiver il y a deux ans, les frères avaient formulé très clairement : « Les sœurs sont un don pour nous, un don à recevoir ». Cette parole a vraiment marqué une étape. Accueillir le don de l’autre, c’est sortir de toute forme de rivalité ou de compétitivité. C’est apprendre à se réjouir que l’autre soit ce qu’il est, dans sa singularité.

Un chantier de réflexion avait d’ailleurs proposé le mot de « générativité » pour décrire cette dynamique ; il n’a finalement pas été retenu dans nos Constitutions, sans doute parce qu’il est trop connoté. Mais l’idée reste très présente : chacun est appelé à donner ce qu’il est, à s’enrichir mutuellement, mais sans chercher à posséder, sans imposer ni uniformiser. Cela, pour moi, c’est un pas incroyable. Maintenant, bien sûr, il faut le vivre dans le concret du quotidien.

  • Y a-t-il des points de vigilance que tu pourrais souligner pour les années qui viennent ?

Frère Jean-Christophe : Je parlerais plutôt de points d’attention. Le premier, qui saute immédiatement aux yeux, c’est la pastorale des vocations. La situation deviendra critique s’il n’y a pas de jeunes qui viennent dans les dix prochaines années. C’est un point décisif.

Il y a aussi, comme je le disais plus tôt, l’attention à ne pas refermer trop vite le couvercle sur la marmite : rester en éveil pour poursuivre la mise en œuvre de la réforme. Aller au bout des transformations engagées prendra bien plus qu’un seul mandat. Il faut de la persévérance dans le temps.

Un autre enjeu important, c’est la constitution d’une communauté formatrice. Nos Constitutions posent un cadre, la Ratio formationis a été rédigée, mais il reste essentiel de mettre en place un cadre de formation qui protège, sécurise et responsabilise chacun.

Il y a aussi la question de notre précarité structurelle. Nous ne sommes pas assez nombreux pour que toutes les fraternités soient équilibrées. Cela pose une question de viabilité de certaines de nos présences, et ce ne sera pas simple à gérer.

D’autres points importants s’annoncent aussi : la réception du travail du chantier sur l’histoire, lorsqu’il sera publié, ou encore l’appropriation du document sur les instances de communion entre frères et sœurs, qui devrait devenir un directoire. Et puis, aller jusqu’au bout de tout ce qui a été lancé.

Enfin, il y a la question très concrète de l’accompagnement de nos frères âgés ou malades. Leur nombre va croître, et nos bâtiments ne sont pas du tout adaptés à cette réalité. On commence à franchir cette étape, mais là aussi, il y a du chemin à faire.

  • Pour terminer : que fait un prieur général à la fin de son mandat ? 

Frère Jean-Christophe : Il prend l’air… loin de la France ! [rires] Plus sérieusement, je prévois une année sabbatique en 2026. J’ai beaucoup voyagé, mais je n’ai jamais vécu à l’étranger : j’ai toujours été à Paris ou à Strasbourg. J’aimerais donc passer un temps hors de la communauté, au Canada, pour découvrir un autre cadre de vie, et aussi pour vivre un temps avec les frères de Montréal.

Pourquoi le Canada ? Parce que, à la suite de l’expérience vécue avec la CRR, je me suis beaucoup intéressé à ce qu’on appelle là-bas la justice réparatrice – qu’on appelle justice restaurative en France. J’y vois une véritable expression de l’Évangile. J’ai pris contact avec une association locale qui œuvre dans ce domaine pour voir s’il y aurait un chemin professionnel possible pour moi. Nous sommes des moines au travail… il serait peut-être temps que je me mette au travail [sourire]. Il n’est pas trop tard, je n’ai pas encore l’âge de la retraite !

Et puis, j’aspire à retrouver – ou à trouver tout court – une place de simple frère. Depuis 2003, je suis engagé dans le gouvernement général : conseiller, administrateur, puis prieur général… Cela fait 22 ans. Comme je dis parfois en souriant aux frères : en deux mandats, j’ai vu passer trois prieures générales chez les sœurs, trois archevêques de Paris (qui est mon supérieur), et trois papes. Cela fait une belle tranche de vie ! [rires] Alors, oui, il est bon maintenant de revenir à une place plus simple, celle de frère parmi les frères.

  • Une dernière parole ?

Frère Jean-Christophe : Que mon successeur ait le sens de l’humour ! On fait chacun notre part, on apporte notre petite pierre à l’édifice, mais, comme je le disais au début, c’est l’œuvre de Dieu, pas la nôtre. Alors, il faut savoir garder un peu de distance, sourire de soi-même, et ne pas se prendre trop au sérieux.

Et puis, très concrètement… qu’il pense à mettre un message d’absence sur sa boîte mail de temps en temps ! Parce que sinon, la charge mentale devient vraiment trop lourde.

Propos recueillis par sœur Marlene et Paul-Hervé Vintrou

COMPLÉMENT À LA LETTRE D’INFORMATION N°9 – JUIN 2025     

Entretien avec frère Jean-Christophe

Au terme de son mandat de prieur général,
notre équipe a questionné frère Jean-Christophe

  • Qu’est-ce que le travail d’un prieur général ?

Frère Jean-Christophe : D’abord, c’est mettre sa foi dans le Seigneur. Je me dis souvent : « ce n’est pas mon œuvre, Seigneur, c’est ton œuvre ». Prier est l’exigence première. Ensuite, c’est être frère avec ses frères, marcher avec eux, chercher ensemble. Être au service de la communion.

Très concrètement, cela veut dire visiter les fraternités chaque année, rencontrer les frères, individuellement et ensemble en chapitre, discerner avec chacun ce qui est bon pour lui, et avec la fraternité ce qui est bon pour le corps communautaire. Il m’arrive parfois d’engager un discernement avec un frère pour un parcours de formation ou pour un changement de fraternité, mais aussi d’affermir ceux qui se découragent.

Il me revient donc de donner un cap, une vision d’avenir, d’apporter un regard nouveau à la fraternité. Le travail consiste aussi à favoriser la coresponsabilité. Une tâche importante du prieur général est l’accompagnement des prieurs locaux dans leur mission par la formation, l’écoute, les conseils.

Enfin, je ne suis pas seul. Le travail principal se vit en équipe avec le conseil de l’institut. Depuis le début de la réforme, j’ai demandé à mon conseil un engagement beaucoup plus important qu’auparavant, avec des réunions hebdomadaires, voire plus fréquentes.

Le travail de gestion est par ailleurs chronophage : veiller à l’équilibre économique, suivre les dossiers des structures financières, juridiques, canoniques, s’entourer de personnes compétentes. Comme interlocuteur officiel qui représente l’institut, je suis régulièrement en dialogue avec la prieure générale des sœurs, les évêques des diocèses où nous sommes implantés, les instances ecclésiales et civiles, le Dicastère à Rome, la CORREF… Bref, c’est une mission à la fois spirituelle, fraternelle, organisationnelle… et bien remplie !

  • Quels sont les joies que tu as vécues au cours de tes deux mandats ? Et puis aussi, peut-être le plus difficile ou le plus douloureux que tu voudrais partager.

Frère Jean-Christophe : Ma plus grande joie, vraiment, c’est l’esprit de fraternité. Ce n’est pas lié à un événement en particulier, c’est plus profond que ça. C’est un climat, une manière d’être ensemble entre frères, quelque chose qui habite notre vie communautaire. Et puis, le travail avec les frères, avec mon conseil, c’est aussi une vraie joie. C’est stimulant, cela permet d’aller toujours plus loin que ce qu’on aurait fait tout seul.

Les engagements des frères par la profession monastique ont toujours été des moments très forts, très beaux. C’est vrai qu’il n’y en a pas eu récemment, donc cette joie-là s’est un peu estompée, mais chaque engagement reste une grande joie à vivre.

Et puis une joie profonde, toute récente : c’est le vote de notre propos fondamental l’été dernier durant l’assemblée des frères. Ça a été un moment fort, parce que tous les frères l’ont approuvé, et on sentait que chacun y avait vraiment mis du sien. Il y a eu un vrai travail personnel et communautaire, et ça donne sens à notre vocation. Pour moi, c’est une vraie force pour l’avenir.

Pour ce qui est des difficultés… Ce n’est pas facile d’en parler, peut-être parce que je n’ai pas encore assez de recul. Mais je dirais que les moments les plus durs, ce sont les deuils à vivre. Notamment la fermeture de trois maisons pendant ces quatorze années : la Trinité-des-Monts, Bruxelles, Cologne. Et aussi la mise entre parenthèses du noviciat depuis deux ans. Il y a aussi le départ d’un certain nombre de frères.

Mais je crois que ce qui est le plus difficile, au fond, c’est l’accompagnement humain. Trouver la justesse dans la relation, essayer d’être juste envers chacun, ce n’est pas évident. Et chercher cette justesse, ça veut dire aussi accepter de se remettre en question, reconnaître quand on s’est trompé. C’est parfois douloureux… mais en même temps, c’est ça qui nous fait grandir.

  • Justement, le départ des frères est un sujet qui a été quelquefois critiqué à l’extérieur comme pouvant être douloureux ou moyennement accompagné. Quelles sont les mesures qui sont prises aujourd’hui si un frère veut partir ?

Frère Jean-Christophe : Ces dernières années, plusieurs accompagnements à différents niveaux sont proposés à un frère qui souhaite quitter l’institut : en plus de son accompagnement spirituel, extérieur à la communauté, et de l’accompagnement vocationnel par son prieur local, s’ajoute un accompagnement fraternel par un frère proposé par le prieur général. C’est-à-dire qu’il n’a pas tout de suite en vis-à-vis le prieur général, mais un frère en qui il a confiance est là pour l’aider dans ce passage.

Bien sûr, c’est le frère lui-même qui est responsable de sa propre vie et de son avenir, donc c’est lui qui le construit ; mais avec ce frère, il pourra réfléchir comment retrouver son autonomie, bâtir un budget prévisionnel, évaluer par exemple le besoin d’une formation, ou encore comment apaiser certaines blessures, des choses qui ont pu être mal vécues en communauté.

Parfois, on fait appel à des personnes extérieures : un médiateur, un juriste, pour aider à clarifier ce dont le frère a besoin. Il arrive aussi qu’on propose une médiation, quand il y a une demande de reconnaissance d’un préjudice ou quand il faut éclaircir les droits et les devoirs des uns et des autres. Tout cela ne veut pas dire que c’est simple. Toute rupture est humainement difficile à vivre. Retrouver la paix après un tel changement de vie significatif prend du temps. 

  • Peux-tu dire aussi quelle différence il y a eu entre les deux mandats que tu as vécus ?

Frère Jean-Christophe : Oui, il y a eu une vraie différence entre les deux mandats. J’ai une image qui m’a marqué, qu’un hôte de passage chez nous à Paris m’avait partagée vers 2014. Il m’avait dit : « J’ai l’impression que vous êtes comme un avion qui a perdu le moteur. » Et je trouve que c’est très parlant.

Pendant mon premier mandat, on était encore dans l’élan donné par le fondateur. Il n’était plus là, mais on volait encore, porté par l’élan qu’il avait imprimé. On avançait, on essayait d’impulser un autre style de gouvernance – plus de dialogue, des manières de faire qui évoluaient – mais au fond, on ne remettait pas en cause nos critères de réussite. On se disait : « Il y a du monde à la liturgie, il y a des vocations, donc tout va bien. » Mais en réalité, ces critères étaient trompeurs. On ne voyait pas qu’on avançait sans moteur.

Et puis, pendant le deuxième mandat, tout a basculé. Il y a eu des révélations, médiatisées, sur des dysfonctionnements graves, des dérives. Et là, c’était comme si l’avion avait pris du plomb dans l’aile, et qu’il perdait brutalement de l’altitude.

À ce moment-là, mon rôle a changé : je suis devenu un passeur. Un passeur entre l’extérieur et l’intérieur de la communauté. D’un côté, j’écoutais des anciens membres, je recevais des témoignages, parfois très difficiles à entendre. Je prenais conscience de certaines erreurs, avec l’aide de mon conseil, de personnes compétentes comme des psychothérapeutes ou les assistants apostoliques qui nous ont rejoints ensuite. Il fallait pouvoir nommer les choses sans les minimiser, dire à quelqu’un : « Non, ce que tu as vécu n’est pas admissible. »

Et ensuite, il fallait faire le travail en interne. Dire aux frères : « Vous savez, il y a des choses qui ne vont pas. On a commis des erreurs. On a dysfonctionné. » C’est ça, être passeur : porter ces deux voix, et tenir ensemble cette frontière entre le dedans et le dehors.

Mais être passeur, ce n’est pas juste faire le lien, c’est aussi tracer un chemin. Pour aller vers quoi ? Vers une transformation. Corriger ce qui peut l’être, réparer si possible, et surtout : changer de culture. Il a fallu affronter les résistances, apprendre à transformer nos peurs en opportunités.

Pendant longtemps, on raisonnait en se disant : « Il y a du monde, donc tout va bien, non ? » Eh bien non. Il a fallu sortir de nos anciens schémas mentaux, de ces réflexes du genre « On a toujours fait comme ça. » Ces repères sont dépassés. On se disait « moines dans le monde », mais en réalité, on était restés moines dans le monde d’avant. Le monde a changé, et nous, on n’avait pas changé avec lui.

Donc oui, mon deuxième mandat, ça a été un mandat de transformation. Et c’est pour ça que ce mot de passeur me parle autant. Voilà, je crois que c’est ça, la grande différence entre les deux mandats.

  • Qu’a représenté pour toi le fait de succéder à un fondateur ?

Frère Jean-Christophe : Je vous livre mes réflexions inspirées de celles de Luigino Bruni, un économiste italien proche des Focolari, qui m’ont beaucoup éclairées pour comprendre ce passage. Je relis notre histoire, avec les clés qu’il donne.

Dans les années 2000, jusqu’à 2010, tout semblait aller très bien. On fondait des fraternités, on avait des postulants, on était bien vus… On aurait pu se dire : « Tout roule ! » Mais c’est justement là qu’il aurait fallu s’arrêter et se dire : « Attention, le moteur s’emballe. » Pour reprendre mon image de l’avion : il continue de voler, mais le moteur est en train de lâcher.

On commence à courir après les résultats, le succès, l’image… et on n’écoute plus vraiment le Seigneur. C’est la fuite en avant. Et on mobilise toutes nos forces pour reproduire ce qui semble marcher. Pour nous, c’était simple : « Saint-Gervais, ça fonctionne, alors on va faire du Saint-Gervais partout. »

Mais ce qu’on n’a pas vu, c’est qu’à force de vouloir reproduire, on a étouffé la créativité des personnes. Chacun a ses talents, ses intuitions, sa singularité… et tout ce potentiel a été canalisé pour entrer dans une forme d’uniformité. On a imposé un modèle unique. Et en faisant ça, sans s’en rendre compte, on a commencé à tuer la communauté.

Alors, quand le fondateur s’est retiré, en 2010, on s’est retrouvés démunis. On n’avait pas cultivé l’autonomie, ni la créativité. Et pire, on les soupçonnait ! Dès que l’un d’entre nous avait une idée nouvelle, on pouvait penser : « Attention, il met en danger le charisme… » Parce qu’on confondait fidélité et répétition.

Avec le recul, je crois qu’un fondateur devrait passer la main quand tout indique… qu’il n’y a aucune raison qu’il passe la main ! C’est le moment où c’est le plus difficile à faire… mais c’est justement là que c’est le plus nécessaire. Sur le moment, bien sûr, moi j’étais un simple frère, je trouvais normal que le fondateur soit à la place où il était. Mais maintenant, je me dis qu’il aurait dû se retirer plus tôt. Quand ça a été le cas, en 2010, on était déjà fatigués, en perte d’élan. Les frères les plus créatifs étaient en train de partir, ou de se décourager, parce qu’ils ne voyaient plus où mettre leurs talents.

Et puis, quand on m’a élu, on ne mesurait pas du tout ce que cela signifiait, succéder à un fondateur. Les frères m’ont simplement dit : « On ne veut pas que tu gouvernes comme lui. » C’est tout. Mais on ne se rendait pas compte que l’avion volait sans moteur. Et donc, logiquement, il a fini par piquer du nez.

On a commencé à fermer des maisons, il y a eu moins de novices, et à partir de 2020, la crise est arrivée. C’est là que les frères ont commencé à chercher les raisons du déclin. Mais jusque-là, on ne voyait pas. Il y avait encore des signes visibles de succès, les fameux signes du monde d’avant.

Et cette crise a été salutaire, parce qu’elle nous a obligés à ouvrir les yeux. On s’est aperçus qu’on vivait dans l’entre-soi, qu’on tournait en rond dans une logique auto-référentielle. Et qu’en réalité, on bridait ce qui faisait vivre le charisme, ce qui l’animait au fond. C’est paradoxal, mais c’est la crise qui nous a réveillés.

  • Une question qui est peut-être un peu plus critique : qu’est-ce qui t’a fait bouger personnellement dans ces années de crise, dans ces années aussi de cheminement avec la CRR ?

Frère Jean-Christophe : Ce qui m’a fait bouger, d’abord, c’est l’écoute. L’écoute de frères qui étaient sortis, mais aussi de quelques anciennes sœurs. Ce sont eux qui sont venus vers moi, qui ont demandé à parler. Et c’est là que quelque chose s’est ouvert. Parce que, quand on est dedans, on ne voit pas. Moi, j’étais dans l’institut, donc partie prenante de tout cela. Et c’est justement le fait d’écouter des personnes à l’extérieur, ou qui avaient pris du recul, qui m’a aidé à voir autrement ce qui se vivait à l’intérieur.

Je comprends que, de l’extérieur, ça ait pu donner l’impression qu’on était dans le déni. Et d’une certaine manière, il y avait une forme de déni… Mais ce n’était pas de la mauvaise volonté. C’est parfois juste qu’on ne voit pas.

Ce qui m’a fait bouger, profondément, c’est donc cette parole que j’ai entendue et que j’ai laissée me travailler. C’est aussi de voir qu’elle avait un impact. J’ai vu que les frères, eux aussi, bougeaient. Je me souviens très bien de ce moment fort, en janvier 2024, quand on a eu une rencontre avec trois membres de la CRR, tous les frères ensemble. Après cette rencontre, un frère m’a dit : « Je suis très en colère. » Et puis, quelques mois plus tard, dans un autre échange informel, ce même frère partageait : « En fait, je me suis rappelé que, quand j’étais jeune, le prêtre dans ma paroisse avait parfois des gestes inappropriés. Et maintenant, je me rends compte que ce n’était pas normal. » Là, j’ai vu que quelque chose s’était passé. Il avait fait un vrai chemin intérieur, et son regard sur la CRR, sur ma démarche avec Anne Mardon, avait complètement changé.

Alors oui, chacun a dû faire son propre chemin. Et moi aussi, j’ai été aidé par des temps de formation. J’ai écouté des psychothérapeutes, j’ai essayé de comprendre : qu’est-ce qu’un traumatisme ?, qu’est-ce qu’un syndrome post-traumatique ?… Comprendre que ça laisse des traces profondes, que ça peut marquer durablement des personnes, et qu’on ne mesure pas toujours ces conséquences.

Je pense aussi à un frère qui est sorti de l’institut il y a vingt ans, à l’époque profès temporaire. Après la reconnaissance que j’ai faite en juin dernier pour Anne Mardon, il m’a demandé : « Est-ce qu’on peut relire ensemble mon histoire ? Parce qu’à l’époque, vous ne m’avez pas aidé à ma sortie. » On l’a fait, vingt ans après. C’était un moment très fort. Il était à la fois très apaisé et très exigeant dans sa parole. Et je crois qu’il y a eu, là, un vrai avant/après. Parce qu’il a senti qu’on lui rendait sa dignité. Il avait besoin de pouvoir dire, clairement : « Ce que j’ai vécu, ce n’était pas juste. » Et qu’on l’entende. Ça fait partie du chemin de réparation. 

  • Et par rapport à ceux, notamment des laïcs, qui te reprochent d’avoir laissé ternir l’image de frère Pierre-Marie par cette reconnaissance ? Aujourd’hui, avec le recul, c’était il y a onze mois, qu’est-ce que tu réponds à cette accusation ? 

Frère Jean-Christophe : Oui, j’ai vécu un vrai conflit de loyauté. À un moment, je me suis vraiment posé cette question : est-ce qu’il faut protéger l’image du fondateur ? Ou est-ce qu’il faut écouter, accueillir la parole de celles et ceux qui ont été blessés, parfois profondément, dans leur passage chez nous ? Et pour moi, c’est là que l’Évangile devait parler. J’ai choisi d’écouter, d’accompagner ces personnes, et d’essayer d’apporter une réponse juste. Parce que c’est ça, vivre l’Évangile.

Je ne pense pas avoir terni l’image du fondateur. Je crois que je l’ai rendue plus humaine. Oui, on a vu ses limites, ses failles, mais ça ne retire rien à la beauté de son intuition, ni à tout ce que j’ai moi-même reçu grâce à lui. Ça fait partie d’une vérité plus complète.

Quand on a lancé l’appel à témoignage en 2019, je savais qu’on prenait un risque. C’était un vrai chemin de crête, pas confortable du tout. Mais au fond, ce chemin, aussi rude soit-il, était profondément humanisant. On ne peut pas avancer en balayant les blessures sous le tapis. C’est à ce prix-là qu’on devient plus vrais. Et à mes yeux, si on vit vraiment l’Évangile, l’image du fondateur, elle en sortira grandie. Peut-être pas tout de suite, pas pour tout le monde, mais à terme, oui. Parce qu’on aura été vrais.

  • Quelle évolution post-Ciase vois-tu pour les communautés nouvelles, notamment les fraternités de Jérusalem ? Et que reste-t-il à entreprendre ? Car la réforme n’est pas encore aboutie. Quels projets restent encore à commencer, à terminer ?

Frère Jean-Christophe : Ce qui me semble fondamental, c’est de continuer ce qu’on a commencé : sortir de l’entre-soi. On revient très vite à des fonctionnements en vase clos. Donc il faut oser des collaborations, et pas seulement à l’intérieur de l’Église. Travailler avec des personnes du monde profane, avec de vraies compétences dans tel ou tel domaine. Demander des regards extérieurs, se faire superviser. Se professionnaliser. Sortir de l’amateurisme. C’est essentiel.

Il y a aussi un enjeu majeur autour de la formation. Se former, pour bien transmettre notre patrimoine spirituel. Parce que c’est en le transmettant qu’on fait vivre le charisme. Mais pour le transmettre de façon juste, il faut comprendre ce qu’on transmet. Sinon, on reproduit à l’identique, on étouffe. On l’a vu, on a parfois annihilé la créativité, alors que justement, il faut aujourd’hui faire confiance aux personnes pour qu’elles puissent réveiller leur propre créativité. C’est ça qui enrichit le charisme : que chacun puisse le recevoir, l’interpréter, et le faire fructifier à sa manière.

Et puis il y a une tentation : celle de refermer le couvercle. De se dire : « c’est bon, on a traversé la crise, maintenant on passe à autre chose ». Non. Il faut rester en éveil. Le monde ancien revient très vite. Ce qui nous fera avancer, c’est d’accepter d’être transformés. De se demander : en quoi ce que nous avons vécu m’a transformé, ou nous a transformés communautairement ? Ce travail-là, il n’est pas fini. Il continue.

Je suis convaincu que ce processus de transformation se poursuivra surtout quand on accueillera de nouveaux candidats. Parce que là, on sera mis à l’épreuve : qu’est-ce qu’on leur transmet ? Comment on les accompagne ? Comment on évolue dans nos manières de faire ? Je le vois déjà : quand des jeunes viennent passer un séjour chez nous, leur regard, leurs attentes, leurs réactions nous obligent à évoluer. Il faut rester dans ce mouvement, pour ne pas retomber dans les dérives d’avant.

Au fond, le but, c’est : plus de vie, plus d’humanité, plus de liberté. Et ne pas oublier l’essentiel : si la vocation religieuse n’est pas humaine, alors il faut arrêter tout de suite. L’Évangile, c’est fait pour rendre plus humain.

Et je crois profondément que ce qu’on va vivre cet été, c’est une étape. Une étape importante, oui. Mais ce n’est qu’une étape. La réforme, elle prendra du temps. C’est une nouvelle génération qui pourra vraiment l’achever. Une génération qui n’a pas été façonnée par nos anciens réflexes, notre « marque de fabrique », et qui pourra aller plus loin. On en a pour vingt ans, je crois. Mais c’est un chemin qui en vaut la peine.

  • Souvent les fondateurs, afin de réussir, sont très directifs. C’était le cas, semble-t-il, de frère Pierre-Marie. Et donc ça donne un certain style de management, si on peut utiliser ce terme, un style de coordination… Comment fait-on pour gommer des habitudes directives ? 

Frère Jean-Christophe : C’est vraiment un travail de fond, qui est mené depuis quatorze ans, et qui a été très progressif. Comme je disais tout à l’heure, on m’a demandé de ne pas gouverner comme le fondateur.

Petit à petit, grâce à la réforme, on a opéré un vrai basculement vers une gouvernance de communion. On a cherché à renforcer la participation de chacun, à favoriser un dialogue plus vivant entre les fraternités locales et le gouvernement général. Le rôle du conseil, par exemple, a beaucoup évolué. Il n’est plus simplement consultatif ou formel : c’est devenu un vrai lieu de discernement et de réflexion.

Et comme on a vu le gouvernement général se renforcer, on a vite senti qu’il fallait trouver des équilibres pour éviter toute forme de centralisation du pouvoir. C’est pour ça qu’on a mis en place des assemblées annuelles, des réunions de prieurs, des échanges réguliers entre le conseil et les fraternités locales… C’est là que notre démarche synodale a vraiment pris corps.

Très concrètement, on a su profiter d’un outil simple hérité de la pandémie : la visioconférence. Ça a permis de faciliter les échanges, de mûrir les décisions ensemble. Un exemple : chaque mois, on a ce qu’on appelle le « Partage Inter-Fraternités ». Chaque fraternité y envoie un représentant – pas forcément le prieur – et c’est un moment précieux pour entendre ce qui se vit sur le terrain et en tenir compte dans les discernements du conseil.

Par ailleurs, plusieurs conseillers ont été mandatés par le prieur général pour accompagner des fraternités locales dans le suivi d’un discernement, les visiter et rendre compte au conseil de leur mission afin d’éclairer ses décisions.

Depuis trois ans, on a aussi volontairement mis moins l’accent sur le rôle du prieur. L’idée, c’était de bien faire comprendre que la réforme ne peut pas venir d’en haut. Si elle reste une affaire de « tête », elle est déjà vouée à l’échec. Ce qu’on voulait, c’était que chaque frère se sente acteur, concerné, embarqué dans la réforme.

La culture interne évolue. On le voit dans la manière dont les chapitres sont désormais conduits. Avant, c’était très solennel, très formel, très « descendant » : le prieur parlait, les autres écoutaient. Aujourd’hui, c’est tout autre chose : le chapitre peut prendre plusieurs formes, il a un ordre du jour, mais ce n’est plus forcément le prieur qui l’anime. Il y a plus d’écoute, plus de liberté de parole.

Un autre exemple très concret : dans les relations entre frères et sœurs. Un chantier a été mené ces trois dernières années sur ce thème. Il a donné naissance à un document, actuellement ad experimentum pendant un an, qu’on a intitulé « Instances de communion ». C’est un document très pratique, qui dit : quand une décision concerne les deux instituts, frères et sœurs, comment on fait ? Qui décide quoi, à quel niveau ? Localement, au niveau général ? Ce document est le fruit d’un long travail de dialogue, de relecture d’expériences, d’ajustements. C’est très concret, et c’est un bon indicateur de la transformation en cours.  

  • Pendant les premières années justement, on ne se rendait pas forcément compte qu’il y avait deux instituts séparés, mais aujourd’hui, comment vois-tu les relations entre les frères et les sœurs ? 

Frère Jean-Christophe : depuis 1996, il y a bien deux instituts distincts. Mais du temps du fondateur, comme il était à l’origine des deux, il portait tout le monde ensemble. En pratique, la distinction entre frères et sœurs n’était pas si marquée : il embarquait les deux instituts dans une même dynamique.

Les choses ont changé à partir du moment où il y a eu une nouvelle prieure générale chez les sœurs, puis un nouveau prieur général chez les frères. Là, on a pris conscience qu’il y avait deux entités réelles, avec des statuts canoniques propres. Il a donc fallu apprendre à vivre cette réalité : préserver l’autonomie de chacun tout en cultivant une véritable fraternité et une collaboration dans ce que nous avons en commun.

Dans le cadre de la réforme, chaque institut avance à son rythme, avec ses propres modalités. Mais nous avons veillé à maintenir une information mutuelle régulière. Cette démarche a permis à la fois de mieux reconnaître les spécificités et les apports de chacun et de mettre en lumière de vraies convergences.

Un signe concret de cette évolution : dans le texte révisé des Constitutions des frères, les sœurs sont mentionnées à plusieurs reprises. C’est une avancée importante dans notre communion. Et surtout, il y aura au moins deux articles communs aux deux Constitutions : l’un sur la liturgie – qui est vraiment au cœur de notre vocation – et l’autre sur la communion entre nos deux instituts, frères et sœurs. 

C’est une étape précieuse, parce que cette question a été longtemps un point de souffrance. On n’avait pas vraiment de modes de fonctionnement clairs. Du temps du fondateur, les décisions étaient centralisées : c’était lui qui tranchait pour les deux instituts. Aujourd’hui, avec deux gouvernements distincts, il faut inventer de nouvelles manières de dialoguer et de décider ensemble. On est encore en phase de rodage, on continue à chercher les bons ajustements. Mais en quinze ans, on a déjà parcouru beaucoup de chemin. 

  • Pour reprendre la question du travail synodal : cela se cherche encore entre les conseils généraux, dis-tu, mais on le voit aussi en pratique pour l’instance de l’équipe communication (qui produit la lettre Discernement & réforme, ndlr) par exemple : c’est une instance nouvelle. S’il y a des divergences, on ne sait pas encore comment bien les nommer ou les résoudre parce que ça n’a encore jamais existé. Mais, et l’exemple de la communication le montre, les frères et les sœurs doivent trouver une solution ensemble. Ce n’est pas évident, parce qu’il y a une temporalité propre à chaque institut. 

Frère Jean-Christophe : Oui, c’est vrai, il faut accepter cette réalité : nous avons chacun notre propre temporalité, un rapport à l’histoire qui n’est pas le même. Et je pense que le travail historique en cours va justement nous aider à mieux comprendre cela, à en prendre conscience ensemble.

Il y a aussi une relation différente à la personne du fondateur. Cela façonne forcément une histoire et une sensibilité différentes. Nous venons de la même famille spirituelle, nous portons le même nom, mais nous avons des vécus propres, et cela demande beaucoup de délicatesse pour être accueilli et compris.

Si, ces dernières années, il y a eu un renforcement de l’autonomie de chaque institut, c’était aussi pour nous permettre de mieux nous retrouver dans une relation ajustée, respectueuse, fondée sur la reconnaissance de l’autre comme un don. Je me souviens que, lors de notre assemblée d’hiver il y a deux ans, les frères avaient formulé très clairement : « Les sœurs sont un don pour nous, un don à recevoir ». Cette parole a vraiment marqué une étape. Accueillir le don de l’autre, c’est sortir de toute forme de rivalité ou de compétitivité. C’est apprendre à se réjouir que l’autre soit ce qu’il est, dans sa singularité.

Un chantier de réflexion avait d’ailleurs proposé le mot de « générativité » pour décrire cette dynamique ; il n’a finalement pas été retenu dans nos Constitutions, sans doute parce qu’il est trop connoté. Mais l’idée reste très présente : chacun est appelé à donner ce qu’il est, à s’enrichir mutuellement, mais sans chercher à posséder, sans imposer ni uniformiser. Cela, pour moi, c’est un pas incroyable. Maintenant, bien sûr, il faut le vivre dans le concret du quotidien.

  • Y a-t-il des points de vigilance que tu pourrais souligner pour les années qui viennent ?

Frère Jean-Christophe : Je parlerais plutôt de points d’attention. Le premier, qui saute immédiatement aux yeux, c’est la pastorale des vocations. La situation deviendra critique s’il n’y a pas de jeunes qui viennent dans les dix prochaines années. C’est un point décisif.

Il y a aussi, comme je le disais plus tôt, l’attention à ne pas refermer trop vite le couvercle sur la marmite : rester en éveil pour poursuivre la mise en œuvre de la réforme. Aller au bout des transformations engagées prendra bien plus qu’un seul mandat. Il faut de la persévérance dans le temps.

Un autre enjeu important, c’est la constitution d’une communauté formatrice. Nos Constitutions posent un cadre, la Ratio formationis a été rédigée, mais il reste essentiel de mettre en place un cadre de formation qui protège, sécurise et responsabilise chacun.

Il y a aussi la question de notre précarité structurelle. Nous ne sommes pas assez nombreux pour que toutes les fraternités soient équilibrées. Cela pose une question de viabilité de certaines de nos présences, et ce ne sera pas simple à gérer.

D’autres points importants s’annoncent aussi : la réception du travail du chantier sur l’histoire, lorsqu’il sera publié, ou encore l’appropriation du document sur les instances de communion entre frères et sœurs, qui devrait devenir un directoire. Et puis, aller jusqu’au bout de tout ce qui a été lancé.

Enfin, il y a la question très concrète de l’accompagnement de nos frères âgés ou malades. Leur nombre va croître, et nos bâtiments ne sont pas du tout adaptés à cette réalité. On commence à franchir cette étape, mais là aussi, il y a du chemin à faire.

  • Pour terminer : que fait un prieur général à la fin de son mandat ? 

Frère Jean-Christophe : Il prend l’air… loin de la France ! [rires] Plus sérieusement, je prévois une année sabbatique en 2026. J’ai beaucoup voyagé, mais je n’ai jamais vécu à l’étranger : j’ai toujours été à Paris ou à Strasbourg. J’aimerais donc passer un temps hors de la communauté, au Canada, pour découvrir un autre cadre de vie, et aussi pour vivre un temps avec les frères de Montréal.

Pourquoi le Canada ? Parce que, à la suite de l’expérience vécue avec la CRR, je me suis beaucoup intéressé à ce qu’on appelle là-bas la justice réparatrice – qu’on appelle justice restaurative en France. J’y vois une véritable expression de l’Évangile. J’ai pris contact avec une association locale qui œuvre dans ce domaine pour voir s’il y aurait un chemin professionnel possible pour moi. Nous sommes des moines au travail… il serait peut-être temps que je me mette au travail [sourire]. Il n’est pas trop tard, je n’ai pas encore l’âge de la retraite !

Et puis, j’aspire à retrouver – ou à trouver tout court – une place de simple frère. Depuis 2003, je suis engagé dans le gouvernement général : conseiller, administrateur, puis prieur général… Cela fait 22 ans. Comme je dis parfois en souriant aux frères : en deux mandats, j’ai vu passer trois prieures générales chez les sœurs, trois archevêques de Paris (qui est mon supérieur), et trois papes. Cela fait une belle tranche de vie ! [rires] Alors, oui, il est bon maintenant de revenir à une place plus simple, celle de frère parmi les frères.

  • Une dernière parole ?

Frère Jean-Christophe : Que mon successeur ait le sens de l’humour ! On fait chacun notre part, on apporte notre petite pierre à l’édifice, mais, comme je le disais au début, c’est l’œuvre de Dieu, pas la nôtre. Alors, il faut savoir garder un peu de distance, sourire de soi-même, et ne pas se prendre trop au sérieux.

Et puis, très concrètement… qu’il pense à mettre un message d’absence sur sa boîte mail de temps en temps ! Parce que sinon, la charge mentale devient vraiment trop lourde.

Propos recueillis par sœur Marlene et Paul-Hervé Vintrou